Notes sur la Beauté
Plus je prends de l’âge, plus la beauté prend de l’importance pour moi. « Plus je prends de l’âge » ? « Pour moi » ? Oui.i
C’est « plus je prends de l’âge », parce que l’expérience - acquise en milieu scolaire, carcéral, hospitalier - confirme ce que toute jeune je voulais, parce que les rencontres de confiance masculines et féminines d’une vie m’ont rendue très attentive aux enjeux, parce que ma réflexion a le temps de forcir, s’approfondir et se déployer.
Mon « pour moi » n’est pas juste personnel. C’est un « pour moi pour tous », un « selon moi pour tous ». Je suis là dans le singulier universel. Je pense en effet qu’il nous revient à tous de restituer fidèlement à l’autre le reflet de sa beauté, ceci pour la justice et la justesse, pour lui attester aussi le respect à son égard, pour contribuer à ce qu’il puisse lui-même se respecter, voire s’aimer.
Ce sont les fleurs du fondateur de l’Association des Petits Frères des Pauvres. Celui qu’on surnommait Armand le magnifique, Armand Marquiset, bien qu’amoureux du pain - ou parce qu’amoureux du Pain qui sait se donner en modestie et splendeur-, disait : « Avons-nous pensé aux fleurs avant le pain ? ». Pas question de seulement procurer le pain.
L’intuition était juste. On sait aujourd’hui que l’humain, pour pouvoir manger, a besoin d’une parole, d’un regard, d’un sourire, d’une sympathie humanisant la nourriture. Même le chat, nous disent les éthologues, doit, pour pouvoir bien manger adulte, avoir reçu tout petit de sa mère son saoul de contact tactile. La beauté participe de cette tendresse initiale, essentielle, vitale. Je pense qu’il est bon de l’étendre à tous les règnes de la création.
Beauté des visages et des corps ; beauté de la parole et du geste ; beauté de la table et du pain ; beauté de la lumière dans l’appartement, de l’escalier et du seuil dans la maison, ; beauté des architectures intérieures avec leurs couleurs, leurs étoffes et leurs odeurs travaillées ; beauté des arts et de l’artisanat et de la tâche très humble sérieusement accomplie ; beauté des paysages, des villes ; beauté des églises et des temples ; beauté de la fleur ; beauté de la feuille, et de l’écorce, de l’arbre ; beauté des ciels ; beauté de nos combats si difficiles ; beauté de nos amours et de notre courage ; beauté jusqu’en nos défaites…
Je laisse ma pensée au fil des jours suivre la beauté. Je laisse la beauté au fil des jours m’enseigner, corps, intelligence, cœur, esprit. Je laisse la beauté me structurer, me stimuler, me faire pascale pour le franchissement des gués sans nostalgie aucune. Je note au fil des jours et mets, ci–dessous, à disposition de qui veut.
28/07/2023
Je pressentais possible, dans le terrible, une beauté spirituelle plus affirmée.
17/07/2023
Tout au fond du tram, un homme stylé – mince, cheveux poivre et sel, costume gris, chemise blanche impeccable, col ouvert - apostrophe les passagers, pointe un doigt accusateur, tient de longs discours incohérents. Nous en sommes tous interloqués.
10/06/2023
Dans le tram, je ne me lasse pas de regarder les visages. Il en est tant de si beaux ! Ceux du sud notamment, surtout s’ils sont burinés, ont souvent grande noblesse.
02/05/2023
Nous voyons beaucoup de belles femmes au cours de nos journées, en tous lieux, de tous âges et de tous styles, pas forcément celui que nous aimons, mais bien en conformité avec qui ’elles sont.
05/02/2023
Risques de cancer du sein et de leucémie depuis des années maintenant, avec surveillance très régulière.
29/12/2022
Les princesses égyptiennes de l’Antiquité avaient les cheveux entièrement rasés.
27/12/2022
Je suis dans un café. Vient une jeune femme en fauteuil roulant que son compagnon met en place à une table voisine.
24/12/2022
L’angoisse nous saisit. « Et si… »
Et si ? Hé bien, si… , nous saurons avec la Vie faire face par la beauté et en beauté !
10/10/2022
Si Dieu, auto-suffisant, existe, pourquoi les mondes et notre monde, pourquoi nous, nous tous et chacun de nous ?
Et si c’était juste parce que c’est beau qu’il y ait nous, qu’il y ait nous toujours, quoi que nous ayons fait ou pas fait ?
25/09/2022
Formation Jalmalv. Elle me donne de comprendre, quelques heures plus tard, qu’en cet engagement - que j’ai choisi et qui me sera peut-être bien permis -, se nouent deux fils essentiels de la trame de ma vie en retraite : mon sens de l’esthétique, personnel, comme sacrement du frère et mon approche, en laquelle j’accepte de ne pas comprendre, de la Vierge noire. J’aime ce qui se noue là.
20/09/2022
Je marche Place de l’homme de fer à Strasbourg. Mon regard se pose sur le bouquet de roses, couleur fuchsia, d’une jeune fille en conversation avec une camarade. Je dis en passant la beauté de ces fleurs et la beauté de ces jeunes femmes avec ces fleurs.
12/09/2022
Ma tradition spirituelle m’invite à une démarche difficile, essentielle, cependant, pour mon bonheur : savoir adopter, à la place de mon projet, pourtant légitime et bien conçu, le projet d’un/e autre, projet inattendu, qui, peut-être, a priori ne me parle pas, ne me plaît pas, voire me contrarie.
28/08/2022
« La peau s’affaisse à l’intérieur des cuisses » me disais-je un peu navrée il y a quelques jours. Je l’attribuait à un amollissement de la peau. Hé bien, non ! C’est que le muscle se dessine plus, parce que la retraite me donne le temps de plus travailler mon corps.
18/08/2022
Oui, mon combat dérisoire vaut la peine. L’autobronzant agit très peu encore, tant ma peau est claire. Je vais compléter par beaucoup de carottes croquées, seul légume que par chance j’aime ! Il y a déjà un mieux cependant et déjà c’est gagné, puisque j’aime mon corps tel ! On y est !
16/08/2022
Je raconte tout ceci en résidence senior à deux femmes que je rencontre dans le cadre de mes lectures publiques. Agées de 91 et 92 ans, ces femmes sont délicieuses d’intelligence et de sagesse, de force de caractère et d’humour.
08/08/2022
J’ai perdu deux kilos, parce que, passionnée par ce que j’ai la chance de faire, éclatée en mon célibat à temps complet, je n’avais plus trop le temps de manger : il y avait plus intéressant à faire !
20/07/2022
Elle attend le tram, en fauteuil roulant, presque couchée. Elle s’est enveloppée dans une sorte de grand burnous qui la fait belle. Un capuchon coloré encadre son visage mais laisse paraître une chevelure bouclée. Elle a grande allure.
16/06/2022
Soins palliatifs. L’amie se meurt lentement, lentement. Une infirmière a drapé sur le lit un châle de cachemire et tout est transfiguré.
28/05/2022
Je suis allée jusqu’au bout et j’en suis tout heureuse.
Il m’arrive d’être inopinément en contact avec, dans mon entourage, une femme en difficulté, dangereuse parce que les chagrins l’ont mise en démence. C’est au point où cette personne est connue et des commissariats de police et des hôpitaux. Un jour de crise où il fallut la conduire d’urgence en service de psychiatrie, sept professionnels durent opérer ensemble pour l’emmener.
20/05/2022
Comprennent cela ceux qui savent se faire réceptifs et savent dédier un grand respect à la méthode de résilience de Frida Kahlo, peignant ses terribles corsets imposés par l’adversité (poliomyélite, accident de circulation) pour transformer, transmuer, l’horreur subie en tout autre chose, fascinant de beauté étrange, impensable et impensé par elle inventé pour nous tous …. Pour nous tous ? Oui, elle ouvre là une voie pour nous. Nous ferons de même autrement !
16/05/2022
Le tout premier effort pour la beauté, quotidien, essentiel, sauf en tradition nordique, souvent mal honoré, effectué dans nos villes par les invisibles - les anges ne sont-ils pas invisibles ? -, est celui de la propreté, que nos soyons vus ou non, que nous soyons seuls ou dans la rencontre :
15/05/2022
Elle requiert un gros travail sur soi, la beauté ! C’est parce que l’élégance relève de la simplicité, du naturel, de l’évidence. Paradoxalement, tout ce qui est aisé requiert l’exercice, obstiné ! De même, devenir enfant est difficile, quand on est grand.
02/05/2022
D’aucuns invitent la beauté tout au long de leur existence, aux heures publiques et aux heures cachées, dans les moments propices et dans la pénurie, dans l’extraordinaire et dans la banalité, donc jour après jour, à tout moment, du café encore étourdi avant l’aube jusqu’en l’entrée en sommeil, le lit, fût-il de camp, se faisant alors couche royale.
28/04/2022
J’ai appris à ne plus avoir peur de la beauté. Je sais qu’elle est toujours bonne. « Kaloskagatos, » disaient les Grecs dans l’Antiquité. Si la beauté est un piège tendu sur le chemin, elle n’y est pour rien. C’est que le mal l’a prise en otage et l’instrumentalise.
12/04/2022
Evidemment, la décision de sa beauté, c’est qu’on soit vu ou non. Si je suis dans ma solitude négligée et en société soignée, je mens aux autres. Ils m’ont vue propre et agréable, c’est désormais ainsi qu’ils m’imaginent.
11/04/2022
Nous veillons à notre beauté pour ne pas perdre courage, assumer notre condition, la condition humaine. C’est donc pour notre survie, avec peut-être même accès à une vraie vie, que nous oserons déployer en grand, selon une humble de fierté.
10/04/2022
« La beauté sauvera le monde » disait Dostoïevski, dans L’Idiot.
05/04/2022
Est-ce parce que nous en sommes au premier jour du Ramadan, voici que je repense, croisé dernièrement dans la rue, au vieux chibani - C’est un pléonasme que de dire cela, mais c’était vraiment un « vieux chibani » ! – qui m’interpella : « Madame ! Madame ! ». Je me retournai, revint sur mes pas et l’écoutai, voix, intonation, regard.
03/04/2022
La beauté nous appelle et tous s’élanceraient vers elle, heureux d’être ainsi requis, s’ils n’en avaient pas été à un moment ou un autre de leur existence insidieusement et douloureusement écartés, tandis qu’elle-même était calomniée, ce qui fut et demeure double violence, violence par rapport au beau, violence par rapport au pouvoir personnel de résilience.
02/04/2022
J’aime la beauté. La Shekinah me parle par la beauté. La Shekinah m’a sauvé la vie et me maintient en vie par la beauté.
Oui, une robe, une vie, des vies, la Vie ! La robe, c’est une robe de mariée à la fin du 19e siècle (1898), en Alsace. La vie est celle de mon arrière-grand-mère maternelle, Berthe Elise Sophie. Les vies, ce sont toutes celles qui se sont tissées autour de la robe et à partir d’elle. Quant à la Vie…
En dépit de la mort
Berthe Gebs était née en 1869 à Rhinau. Mariée à 29 ans, elle mourut 13 ans plus tard (1911), donc à 42 ans, à Kuttolsheim où son mari était en poste. Lui, Emile Oberlé, instituteur, était veuf d’une première femme, épousée par amour, morte en couches après lui avoir déjà donné un enfant, Jules.
Ce deuxième mariage également fut pour lui un mariage amoureux. La robe est noire. Pourquoi ? Tout simplement parce que c’était la couleur des robes de mariées en ce lieu et en ce temps-là. Le noir est ici d’élégance et de fête, non pas de deuil, non pas de faute.
De son mariage avec Emile Oberlé, Berthe eut six enfants, trois filles et trois garçons. Elle éleva aussi Jules, qui se fit Frère des Ecoles chrétiennes, en religion Frère Ephrem, ce qui veut dire « Pays fertile ». Elle mit encore au monde une quatrième fille, mais mourut, comme la première épouse, en couches. L’enfant aussi décéda à l’accouchement. Il devait s’appeler Bénédicte. Le père maintint ce nom : « bénédiction ».
Travail de deuil
Il fit charger le corps de sa femme défunte sur une charrette de paysan et se rendit, marchant à côté, à Rhinau, pour l’enterrement. Il fit ainsi plus de 50 kilomètres, environ 10 heures à pied, en novembre, dans la plaine. Travail de deuil impressionnant.
Emile Oberlé mit une annonce dans le journal local. Il cherchait une épouse. Pas pour un mariage d’amour, du moins pas au sens où nous l’entendons aujourd’hui. Le contrat, c’était qu’elle devînt la mère des enfants.
Une femme se présenta, sévère mais bonne. Elle fut veuve au bout de sept ans. Son mari Emile Oberlé mourut d’un cancer du cerveau. Aucun soutien financier grâce à quelque Caisse sociale : ces aides n’étaient pas encore en place. Pas de grand héritage : l’instituteur ne gagnait pas beaucoup, il bouclait le mois en élevant des abeilles.
Alors, et ce ne fut pas rien, Jules, devenu Frère Ephrem, le fils de la première femme, remit à la veuve ce dont il avait hérité à la mort de sa mère. Avec cela, la femme put acheter une maison, ce qui permit à la fratrie d’avoir un toit. La veuve éleva seule les gamins qu’elle n’avait pas enfantés. Elle veilla à ce que chacun trouvât vraiment sa voie et menât sa formation correctement à terme, ce qui advint.
Par-delà les années, la vie, la vie, encore la Vie
J’avais 23-24 ans. J’étais alors dans un temps difficile de mon existence. Ma grand-mère me donna la robe de mariage de sa mère, la robe noire que vous voyez. J’en fus très émue, consciente de ce que cela voulait dire pour ma grand-mère, qui avait précieusement gardé cet habit.
J’enfilai le noble vêtement. Il était d’autant plus beau que très austère !
Je demeurai silencieuse, très impressionnée.
Un professionnel prit des photos dans son atelier. Il me mit dans les mains une rose rouge, morte, sur fond d’amours mortes, tandis que je portais la robe de mariée d’une morte, la robe de mariée d’une morte en couches.
Le photographe parvint à me faire sourire.
Or, dans mon parcours existentiel, par-delà bien des combats, c’est effectivement le sourire qui l’a emporté.
J’ai choisi : au lieu de continuer d’attendre que la vie en vienne à me sourire, j’ai décidé de lui sourire la première. Alors que je ne l’aimais pas, j’ai décidé de l’épouser. Je l’ai vraiment prise dans mes bras, embrassée, et pas du bout des lèvres. Je me suis mise à l’aimer.
Elle s’est faite bénédiction, Bénédicte.
Évelyne Frank