Etat des lieux
Pour se trouver ou se retrouver et s'aimer, état des lieux…
Nous le savons bien, est riche celui qui est conscient de ce qu'il a, sait l'estimer, le mettre en valeur et s'en sentir comblé. Alors, faisons l'état des lieux, sans rien oublier, comme il se doit, donc en déclinant : « habiter », « habitude », « habitués », « habit », tous mots de la même famille.
La Maturité dans la Rue des Abeilles
La quarantaine très impliquée
Habiter : chez moi, à la bonne adresse, un lieu magnifiquement reçu
Il y a vingt ans, comme j'étais aux abois, j'ai par hasard trouvé logement, et ceci par la médiation d'un responsable d'agence nommé Lazarus, donc "Dieu sauve", dans une maison de rêve, une maison que depuis toujours je pensais « pas pour moi », pour les autres seulement, une maison alsacienne aux poutres apparentes. Très modeste et toute mignonne, elle date, comme celles de Hansi, de 1830. Les uns disent que c'est une maison de fée, d'autres de poupée, d'autre de béguine. J'aime son adresse : rue des abeilles. Oui. Car il existe, en ville surtout, des abeilles solitaires. J'espère, moi qui vis en célibataire à temps complet, en être une. Elles ont d'autres mœurs que celles qui vivent en ruche, par exemple n'ont pas de reine. Elles ne font pas de miel. Mais elles sont utiles quand même parce qu'elles fécondent. J'aime la date de l'obtention de ce logement. Ce fut en la fête de Thérèse d'Avila, celle qui nous parle des châteaux de l'âme... J'aime l'invitation à durer en souplesse que me murmure en silence cette maison vieille adaptée aux tremblements de terre. Mon appartement tout petit est trop grand pour moi qui me satisferais d'une seule pièce. Mais il joue magnifiquement avec la lumière tout au long du jour et j'ai conscience que c'est un soutien en ma vie quasi-érémitique. J'ai là un lieu pour nomade, avec ses meubles très légers, peu nombreux. De fait, les maisons alsaciennes sont maison de voyageurs : autrefois, les poutres étaient numérotés pour le déménagement. Le lieu est d'humilité : plafonds bas, meubles bas, lampes basses. J'y vis presque tout le temps par terre. C'est un écrin : murs blancs, sol de bois blond, tentures et fourrures, cuivres, éclairage très doux. Des artistes en ont fait un tabernacle. Rémy Kopferschmitt s'est occupé d'un appentis autrefois ruiné, que j'avais restauré au bénéfice de tous donc de moi-même, de la façade de la maison et de sa poutre d'angle, à nouveau révérée, selon la tradition revisitée. Louise Fritsch a réveillé les communs blafards, en a fait une lanterne au couleurs d'arc en ciel. L'un a transformé à l'intérieur un Christ mort en Ressuscité par un simple trait montant vers lui sur le mur comme volute de violon. L'autre a pailleté d'or la faille d'un vitrail de fenêtre et de mon cœur abîmés.
Habiter : chez moi, à la bonne adresse, un lieu donnant corps à mon désir
Pour tous, être chez soi à la bonne adresse, c'est, me semble-t-il, trouver un lieu personnel, ce qui est un privilège, de sécurité et de bien-être, en accord avec sa situation singulière et un projet de vie unique. La bonne adresse permet de donner corps à son désir et propose même pour lui de nouvelles perspectives, inattendues, heureuses. Ce lieu, auquel nous donnons forme, nous façonne. Le vocabulaire ouvre de telles perspectives. « Maison et jardin» ? Il y aura sans doute des collatéraux, des enfants et petits enfants - surtout s'il y a piscine ! - et une convivialité. « Appartement » dit plus de retrait puisqu'il vient de l'expression « à part ». Le « studio » se prête bien à l'étude et à la créativité fougueuse puisqu'il a pour étymologie "ardeur". J'ai un jour choisi d'épouser ma vie telle qu'elle était et serait, en solitude, et en suis alors venue à l'aimer. Dans ce contexte, « être chez moi à la bonne adresse », c'est disposer d'un lieu tout petit, très beau, où je puis vivre l'amitié avec moi-même me permettant de travailler à un amour des autres plus fort en même temps que plus libre pour eux. J'ai la chance d'avoir reçu cela. Merci à mes voisins qui suivent les lumières aux fenêtres de 4h du matin à 23h : « elle prie ; elle écrit ; elle corrige des copies ». Merci à mes voisins qui lisent le fleurissement de mes fenêtres : « elle va bien ; elle fatigue ; elle a un passage financier un peu raide ; ça y est, elle a repris du tonus. » Merci à mes voisins qui acceptent de saisir la possibilité offerte d'utiliser le vélo elliptique de l'appentis toujours ouvert et qui réparent incognito l'horloge si bien que son chat peut à nouveau s'évertuer à en attraper les aiguilles.
La porte mystique
L'artiste Rémy Kopferschmitt m'a appris à faire de l'immobilité une giration solaire. Mon appartement "tourne" avec les saisons en leurs couleurs déclinées par le choix des tissus. Un tableau, lui-même en relation avec les rythmes du temps, donne la note : en fin d'automne et pour l'hiver, « La porte mystique dans la nuit », de Marie-Anne Mouton ; au printemps, « Les amandiers en fleur », de Van Gogh ; en été, le « Cheval lancé au galop » comme ceux de Supervielle, par Cyril Réguerre. Chaque œuvre, à sa façon, ouvre de l'intérieur sur l'infini.
Dernière arrivée chez moi, « La porte mystique » m'intimide. Je sais : « Je suis la porte » ; « Luttez - Littéralement « agonisez ». Qui osera dire cela ? - pour franchir la porte étroite » ; « Après ces choses, je vis: et voici, il y avait une porte ouverte dans le ciel, et la première voix que j'avais entendue, comme une trompette, parlant avec moi, dit : Monte ici … » ; « Je me tiens à la porte et je frappe ». Je sais et ne sais pas. Tout cela est en moi et devant moi.
Je choisis de tenir devant la porte dans le respect du seuil, d'apprendre là le franchissement de mes angoisses - ce mot signifiant étymologiquement « étroitesse » -, et travaille autant que faire se peut à mon acceptation de l'inconnu.
; Le ciel étoilé est fascinant, mais j'ai peur. Avec le cheval bistre, être emportée m'est plus facile à envisager. Mais il semblerait que la lumière – l'astre Jupiter ? l'étoile de Vénus? le Soleil? - vienne dans l'oeuvre à qui tient et tient et tient encore... La tradition biblique, qui est mienne, dans le Premier Témoignage – dit Premier Testament - et a fortiori dans le Nouveau Témoignage - dit Nouveau Testament -, ne dit elle pas : « Viens, fais la partie du chemin que tu peux faire, je ferai le reste » ?
Je ne tiendrais pas sans les douces habitudes
Il y a les douces habitudes, qui ne sont rien d'autres que les rites liturgiques, même s'ils nous sont tout à fait personnels, surtout s'ils nous sont tout à fait personnels, restés vivants et vivifiants, structurant l'espace, le temps et, ainsi, notre être-même. Héritées et apprises des ermites chrétiens, parce que sinon je ne tiendrais pas en solo, menées en cette ascèse (étymologiquement : "refus de s'avachir") paradoxale (recherche de ce qui est réconfort en beauté, stimulant en moi le goût de vivre toujours menacé) dont parle le psychanalyste Maurice Bellet, mes habitudes participent vraiment du geste d'habiter : elles m'enveloppent de tendresse, me confortent, servent mon désir des ciels en la jouissance charnelle qu'elles offrent inlassablement, me sont un appui sûr, à partir duquel m'élancer devient tout naturel. Car tel est pour moi le critère de validité d'une habitude : capitulation devant le réel, je me l'interdirais ; économie de moyens ou repli, voire régression, pour aller, je l'agrée. Je prends plaisir à découvrir puis connaître mes habitudes. Pour cela, je suis attentive à leurs effets sur moi, en moi. Elles se disent beaucoup par détour, passant par l'objet, élu, privilégié, investi, comme dans les « Vies silencieuses » en peinture. Je regarde donc ce que je fais avec les objets. Aucun chez moi n'est là sans raison d'être. Aucun chez moi n'est là s'il n'est voulu de ma propre volonté. J'analyse ce qui se passe en moi quand je le place et le déplace. Bien-être et force accrus me signalent que par là passe le chemin dans l'opacité. Jusque dans les habitudes, c'est bien de chemin qu'il est pour moi question, puisque rien, dans cet appartement, n'est nostalgie. Tout y est voulu pascal et s'y fait pascal...
Je remercie les habitués
Toute personne qui se manifeste chez l'abeille est bienvenue. Mais il y a les habitués, en tradition alsacienne peu nombreux. Viennent quelques pairs, des élèves en cours particulier, les anges, dont Michel et Gabriel mais aussi, redoutable, le beau Samaël, le mystique Seraphim de Sarov qui se sait perpétuel invité et m'a "ramené" sans prévenir Silouane, l'auteur Joë Bousquet qui me parle d'expérience, des livres de vie, des lettres manuscrites, des messages téléphoniques, mes rêves toujours amis même quand ils sont cauchemars, le Vivant reconnu en sa disparition seulement. Le dernier de ces visiteurs ? Sur mon répondeur, cet encouragement, d'une grande dame, toute simple et d'autant plus impressionnante, de plus de 90 ans : « Bonjour, ma chère Evelyne ! Evelyne, je pense que demain sera une journée difficile pour vous. Evelyne, vous êtes dans mon cœur. C'est tout. C'est tout ce que je peux vous dire pour le moment. J'aimerais vous garder avec moi toujours, toujours, dans mon cœur. A bientôt, Evelyne. » J'écoute. C'est sublime. J'écoute encore, recueillie. Et dire que tout le temps je pense que je ne peux pas compter, pour personne, et donc que je ne compte pas ! Comment puis-je sans arrêt douter que l'on m'aime ? Je reçois tant de marques d'affection respectueuse de tant de personnes de tous âges et de toutes conditions et en toutes circonstances ! Soudain monte en moi ce cri : « Je n'ai pas le droit ! Je n'ai plus le droit ! Je n'ai plus le droit de ne pas entendre ! C'est cruel pour les autres, qui disent, qui se donnent la peine de dire ! » Ce cri est sans reproche. C'est juste un cri, dans une brutale prise de conscience heureuse, enfin possible ! Sans reproche encore, ni à l'égard de personne autrefois, ni à mon propre égard aujourd'hui, je poursuis : « Comment puis-je avoir le cœur si dur pour ne pas entendre? Comment en suis-je venue à avoir le coeur si dur, pour ne pas entendre ? Moi qui, jour et nuit, en ma présence et en mon absence, laisse ma porte d'appartement en léger contreplaqué ouverte, contre quoi veux-je me protéger en apposant porte blindée et scellé de cercueil sur mon cœur ? » Pas de doute, j'ai là un immense travail à faire... Mais déjà, je sais que les uns -ceux de passage – et les autres -les habitués- font de mon petit appartement un Macom, terme juif et biblique que l'on traduira par « le Lieu », un des noms de Dieu lui-même. Et j'entends : « Moïse, Moïse ! Le lieu où tu te tiens est saint. Déchausse tes sandales. » Alors, oui, en mon petit appartement, je « déchausse ma voix », comme le dit le poète Danielle Cohen Levinas, et j'écoute vos messages d'amitié, à tous, passants, proches et lecteurs, messages qui sont Terre sainte. 7. 6. 2020
L'entrée en résidence sénior
La soixantaine heureuse, impliquée autrement
Etat nouveau des lieux, décembre 2023
J'ai brusquement quitté mon appartement tout joli, dans la petite maison alsacienne ( maison de béguine? ) Rue des Abeilles, pourtant tabernacle de bonheur. Je l'ai fait pour avoir écouté ce que je percevais comme l'injonction silencieuse de l'étoile en cette heure de mon parcours existentiel.
En résidence senior !
La responsable d'une Résidence senior visitée cet été me contactait pour un studio brusquement disponible. J'envisageais cela pour deux ans plus tard. C'était maintenant à prendre ou à laisser. La Vie me brusquait un peu, mais m'offrait exactement ce que je voulais sur un plateau d'argent : le cœur de la ville de Strasbourg, avec tous ses possibles pratiques, culturels et spirituels, au 8e étage, dans les grands ciels mouvementés, vue sur les Vosges en sus, allant de Marlenheim à bien au-delà du Saint Odile vers le haut-Rhin. C'était au temps de l'épiphanie. J'ai trouvé que c'était une bonne date, pour une amoureuse des ciels de jour et de nuit, pour un être de désir. J'ai aussitôt dit oui.Un triple ébranlement pourtant
Je reconnais que ce fut un triple ébranlement : Si vite ? Partir et aller immédiatement ! Et tellement prise au sérieux dans mon désir ! Il y eut aussi, pour moi qui croit en une Délicieuse Absence, ce frémissement tout à fait unheimlich - les psychanalystes français traduisant Freud parlent là d' « inquiétante étrangeté » - à se dire : « Il y a peut-être quand même Quelqu'un.... » Effroi.... Répondre à la Vie : « C'est parfait mais tu viens trop tôt. Repasse dans deux ans. » me paraissait tout à fait inélégant. Aujourd'hui, dans l'après-coup, je sais que la Vie avait choisi le bon moment, pas du tout en avance ! C'était l'heure juste. Ce fut un envol de cygne, migration de l'âme. A présent et pour un temps limité, inconnu, où il me revient, si je le désire, de faire de chaque jour une vie, me voici en studio selon mon beau projet existentiel, ambitieux, pour une fécondité autre, à recevoir et faire advenir, à faire advenir et recevoir.Beaucoup, horrifiés : beaucoup, intéressés et complices
Beaucoup se sont récriés : « A 66 ans ? C'est trop tôt ! ». Heureusement que je ne les ai pas écoutés ; je vois qu'un an après, je n'en aurais plus eu la force. Beaucoup m'ont, à partir de là, fuie. Grand désert. J'assume. Les médecins, connaissant le réel de l'âge de par leur expérience professionnelle, sachant ma volonté farouche d'indépendance et percevant là le projet d'une esthétique de vie, ont immédiatement compris et soutenu la démarche, à leurs yeux rationnelle. Ils s'y sont même beaucoup intéressés. Les jeunes et les adultes en la maturité active ont été reconnaissants. Ils me voyaient prendre mon destin en main, au lieu de leur laisser le sale boulot de tout gérer au soir de ma vie. Ils me voyaient épargner à leur génération d'avoir un jour à décider pour moi d'une maison de retraite. Ils découvraient que ma démarche pouvait être aventure joyeuse et surtout passionnante, ce qui était rassurant quant à leur propre avenir. La femme que je suis en ce qui leur semble à la fois grand âge et pas du tout vieillesse leur plaisait beaucoup en sa vulnérabilité et sa combativité. Ils ont, pas à pas, stimulé, avec une réelle tendresse. *Pour une vie toute de minimalisme et d'abondance
Mon espace est réduit mais d'un agencement si judicieusement pensé par les constructeurs que l'on ne se sent pas du tout à l'étroit, ce qui alimenterait – à tort ! - le sentiment qu'en l'âge la vie s'amenuise. C'est donc à la fois petit et vaste, d'autant plus que la vue ouvre tout. J'ai conscience d'être privilégiée. Je jouis d'un confort simple mais bien réel, d'un soutien efficace pour la gestion des tracas matériels, d'une acceptation de ma singularité aussi surprenante que celle-ci, tout à fait bienveillante, par tous et toutes, et d'une sécurité affective inattendue, le professionnalisme n'empêchant pas certains signes de sympathie, les facilitant peut-être même, justement grâce à la distance et à la conscience que c'est pour un temps, un temps seulement. Comme je l'espérais, mon indépendance est protégée et mon autonomie promue. Ma liberté, assez masculine – j'ai choisi d'être sans four et sans machine à laver le linge pour mettre dans le studio seulement ce qui est important pour moi ! - est plus grande que jamais. Très peu d'intendance. Temps m'est laissé pour la contemplation, la lecture, la broderie, la peinture et le dessin, l'écriture, la prière. Autour de moi, stimulation m'est donnée par les galeries de peinture, les musées, les salles d'exposition. Douceur m'est donnée par des hôtels de grand prix m'accueillant volontiers en leur bar somptueux – ô la finesse des décorations de Noël, là ! - juste pour un café avec un bon livre aussi longtemps que souhaité, mais aussi par les café simples, et le Mc Do, avec leur accueil très personnalisé. Concentration encore autre que dans le studio, avec d'autres, m'est donnée par les églises belles avec leurs temps d'adoration et les temples actifs, en leurs prédications et concerts. Découvertes me sont données par les itinéraires de marche tout autour de Strasbourg ceinturé de vert... et par les possibilités de déplacement facile au pied de la résidence - trains, bus urbains et régionaux, tram - et c'est une ouverture sur non pas le monde mais les mondes de la ville et au-delà.Jouer du lieu comme d'un violon
A moi de jouer de cet instrument qu'est le studio. A l'origine, dans l'histoire de l'architecture, le studio est l'habitation d'un créateur. Etymologiquement, le mot signifie "ardeur". A moi de jouer ! Je suis au 8e ciel. Dans nos traditions, on ne parle pas du 8e ciel. Il est question du 7e ciel, qui est bonheur, dans lequel on est ravi dans tous les sens du mot. C'est moi qui introduis l'expression « 8e ciel », le 8, en forme d'infini, étant mon ambition, le 8, dans la tradition messianique, étant le chiffre de l'oeuvre conjointe de Dieu - étymologiquement du "Jour" - et de l'homme. Cela se passe en tabernacle, obligatoirement fait par des artistes qui ont cette la vocation unique, sainte, chacun la sienne, de l'esthétique. Il en va ainsi pour le studio qui ici m'accueille. Le tabernacle, lieu de recueillement dans lequel on n'entre pas n'importe comment si on y est agréé, est au milieu des autres et pour que celui qui y est entré ressorte vers les autres, à leur service humble et fier. Oui, à moi de jouer. Car, c'est bien ce que je voulais et veux ! Ce studio est en adéquation parfaite avec mon désir incandescent, qu'il sait non seulement catalyser mais empreindre de paix. Ce studio est un rêve ancien, ancien de plus de 25 ans, devenu pour moi le réel.Le travail des artistes
Sandra Heitz - www.shdeco.fr - décoratrice d'intérieur, a accompagné et géré l'ameublement, avec brise-vue aux coloris audacieux en salle de bain, rideaux de lin roses très doux dans la pièce d'habitation, aux grandes fenêtres et en drapé au-dessus du lit pour effacement des fils internet. Mais elle a fait plus encore que m'écouter, approcher qui je suis, respecter et mes choix et mes refus et mes tâtonnements et mes décisions, suggérer, rétablir des équilibres, peindre, coudre, chercher les meubles et les monter !!!! Elle a fait passeur, soutenant aux heures de fléchissement dangereux. Tout fut à l'image de notre premier contact, dont je me souviens très bien et veux me souvenir parce que j'ose espérer que le passage de la mort, c'est éventuellement quelque chose de cet ordre. Je viens alors de décider mon passage en résidence senior. Je suis dans un café entre midi et deux avant formation dans le cadre d'une de mes activités bénévoles, un samedi. De façon tout à fait imprévue, je regarde sur internet : adresse de coach en décoration, Strasbourg. Je tape au hasard sur un numéro de téléphone après avoir vu sur ce site quelques réalisations. Je déroule mon propos comme sur un répondeur automatique, alors que j'ai bien entendu qu'une vraie voix féminine a pris contact : « Bonjour à vous. Je téléphone à une heure incongrue. Je vous prie de m'en excuser. C'est parce que j'ai rassemblé mes forces et ne suis pas sûre de les avoir encore dans cinq minutes. Je vais en résidence senior. Voulez-vous bien m'accompagner ? Pas obligé de me répondre maintenant. Je comprends si c'est non. J'ai ici enclenché le mécanisme, je ne peux plus reculer, tout est bien. » La voix, posée, belle, répond : « Vous pouvez parler. Prenez votre temps. Dites. » Et ce fut ! Et ce fut magnifique. Louise Fritsch, artiste peintre - www.louisefritsch.com - a pris le relais en son temps : feuilles de hêtre dorées sur les meubles Ikea et un mur endommagé de la salle de bain ; arbre de vie ; bientôt reprise de motifs de l'arbre de vie sur mes deux sièges tabourets hauts, avec adaptation pour eux des couleurs à leur contexte, espace repas ou bureau. J'ai aimé que Louise Fritsch, succédant à une autre, reconnût la beauté du travail de celle-ci, sans rien de professoral, en toute simplicité : « Ce drapé autour du lit, c'est comme une peinture, un tableau... Le brise-vue, bonne idée ! Belles couleurs, belle réalisation ... » « Quelle paix, dans ce lieu... » J'ai aimé son enthousiasme quand elle vit sur l'étagère de ma bibliothèque, tout proches l'un de l'autre, disposés en dissymétrie et en écho, d'une part mon livre sur le peintre Sébastien Stoskopff avec, en première de couverture bien visible, une de ses « vies silencieuses », corbeille emplie de timbales, verres à vin et carafes en désordre, et d'autre part, ainsi rangée par manque de place, donc par nécessité faite opportunité joyeuse, une vraie corbeille, semblable, remplie de timbales, verres à vin et carafes, miens, de mêmes facture et couleur, en même désordre délicieux. L'arbre de vie pour humaniser ma lourde porte d'entrée brune, ce fut tout une aventure. J'ai été témoin de l'évolution du travail : petites maquettes sur différents papiers, nombreuses ; modification de ces projets à la fois tendue vers quelque chose – ou quelqu'un -, obstinément tendue, et tout à fait ouverte à de l'imprévu ; rassemblement de ces feuillets collés dans un cahier - que j'aurais bien aimé garder tant il était beau, mais n'ai pas osé demander - à mon nom ; passage au grand format ; succession de ces grands arbres mis en place en mon absence, avec invitation à « vivre un temps avec » chacun d'eux successivement ; efforts de compréhension de mon vocabulaire approximatif et précis de néophyte ; choix des couleurs et du mat ou du brillant, évoluant avec les lumières. Enfin, l'arbre fut. Il était là. Et pourtant... pas encore... J'aurais volontiers opté pour lui tel qu'il était advenu. Il était noble et beau. Il m'était sympathique. Il était en pleine forme, semblait uniquement joyeux. Sur ce dernier point, je me sentais un peu en décalage avec lui. Pas grave ! Je me serais volontiers laissé insensiblement façonner par lui, parce qu'il était noble et beau. Je ne dis pas mot de cela. C'était oui ! Louise Fritsch pourtant reprit le sujet, me demandant cette fois-ci de verbaliser ce qu'était cet arbre pour moi. La réponse fut immédiate : « Mon jumeau, pour l'encouragement ! ». Il s'agissait d'expliquer cela. En présence de cette femme, qui prononce mon prénom en le déployant comme personne ne le fait, je pus dire, je pus me dire comme jamais, parce qu'à la troisième personne, et je puis ici redire. « Il est fort et souple. L'existence l'a soumis à une torsion qui le laisse définitivement déhanché. Il a épousé sa blessure, sans l'aimer, au prix d'un immense travail sur soi. Il n'en veut à rien ni personne, non par grandeur morale mais par intelligence. Il sait bien que s'il en voulait à l'autre il se détesterait, perdrait trop d' énergie à cela, et serait esclave, par le lien de sa haine, de ce/eux envers qui il aurait ressentiment. Il en est venu à aimer sa blessure, à s'aimer, sans complaisance aucune avec quelque « je souffre donc je suis » que ce soit. Il a tout le temps mal. C'est douleur, non plus souffrance. Il chante, de bon cœur, silencieusement puisque les suites de la torsion ont physiquement annulé sa capacité de chant à voix haute. Il accueille et sourit quand on vient à lui même sans s'occuper de lui. Il est juste là, pas malheureux, beau jusque dans le fracas, diffusant un rayonnement obstiné mais très doux. » L'artiste écouta, sans interrompre, et dit, songeuse : « Je vais essayer mettre ces mots en image. » Et l'arbre fut ! Et l'arbre est ! J'étais là quand il fut appelé à être ! Louise Fritsch l'avait en mon absence mis provisoirement en place pour voir comment je le vivrais. Lors d'un de ses passages au studio, elle me vit au hasard de la discussion debout devant lui. Nous étions lui et moi superposés. « C'est bon. Je vois. » posa tranquillement l'artiste, posa celle qui comme personne sait prononcer mon nom.
En cet arbre, il m'est dit...
Comme la Bible, l'arbre me dit ; « Vis dans ton sang. Dans ton sang, vis ! » Ez 16. Comme feu mon père adoptif, le père-prêtre, l'arbre me dit : « Tu as tout en toi, ta force est en toi. ». Comme le poète Hilde Domin, l'arbre me dit : « Courage, ça fleurit derrière toi ! » J'entends : « Tiens bon, oui, tiens et tiens et tiens encore ! Pour cela, dans la douleur qui est là, fais-toi physiquement ligneuse et musclée, ce qui musclera et fusellera ton âme. Etire-la sur chaque expir, longuement, dans l'immobilité silencieuse qui n'exclut pas le sourire, et pourtant ne refoule rien, accueille tous les tremblements de l'effroi, de l'indignation, du chagrin. » Dans mon couloir, qui est aussi narthex avec mezouza joyeuse, colorée, et Christ roman à la façon Piéchaud, cet arbre m'accueille, fait son travail de vie et lui-même vit sa vie dans les jeux de lumière, magiques, au fil des heures. Depuis qu'il est là, cet arbre, j'ai un geste que je n'avais pas avant. Je m'assieds dans le studio. Oh, toujours en indien, même sur chaise et tabouret haut, mais je m'assieds !Un lieu tout autre, pourquoi ?
On dit mon lieu très différent de mon lieu précédent. Exact. Il y a plusieurs raisons à cela. D'abord, quand je pars, je pars. Je ne maintiens jamais du « encooooor ». Je garde dans mon cœur ce qui fut et l'emporte, là intact et indestructible. Je ne le perds donc pas. Où je suis ensuite, je me donne ce que je n'ai jamais eu auparavant. Le nouveau lieu, je le mets en valeur en fonction de ce qu'il a comme potentiels. Je conçois à partir de lui, du réel, et non de mes idées. Mais je sais ce que je veux, aussi ce que je ne veux pas. En tout cela, j'ai conscience de ne pas être chez moi, mais invitée. J'ai également conscience que le lieu m'est confié pour que je le fasse chanter. Il est livré. Si je l'abîme, si je le néglige, il sera en de-ça de son potentiel. Il ne peut se défendre. A moi de veiller à sa splendeur. Il me le rend avec une générosité qui regorge jusque dans mes rêves nocturnes. * On dit de ce lieu blanc, noir, rose et or, qu'il est doux. On dit de ce lieu sobre qu'il est paisible et apaisant. On dit de ce lieu qu'il respire et donne de respirer. On dit de ce lieu travaillé par les uns et les autres qu'il est magnifique. J'aime qu'il serve ; il peut être visité même en mon absence pour qui s'interroge sur l'habitat en résidence senior et c'est déjà arrivé plusieurs fois. J'ai conscience d'y être privilégiée, selon les critères humains et selon les critères spirituels. C'est vraiment un lieu, un macom comme disent les juifs, visité par la gloire des couchants pourprés, sertis de bleu nuit, lamés de gris métallisés, parfois frangés de vert aquatique, étrange. Reconnaissance...
« Il est venu planter sa tente parmi nous » dit l'Evangile en son Prologue Jn 1, 14 . Habiter, sous toutes ses formes, me paraît être le geste initial pourtant toujours à refaire. Il est difficile et beau. Je crois que c’est un « geste » dans tous les sens du terme, y compris celui de haut-fait, comme quand on parle de « Chanson de geste ». Car habiter, que l’on soit seul ou avec d’autres, est toujours aventureux, comporte est toujours des combats et relève de l’héroïsme du quotidien, un héroïsme tout modeste, souvent méconnu, y compris de soi, pour tous porteur cependant. C'est aussi une chance, un cadeau reçu. Je me souviens des jours anciens où, pour avoir eu trop mal, je ne pouvais plus habiter nulle part et d'abord et surtout pas en moi-même. Des ″fantômes″ - je suis d'origine écossaise! - avaient pris possession de mon sous-sol, étaient montés saccager la chambre du cœur, avaient cassé la fenêtre sur ciel. Après le travail, au lieu de rentrer, je lançais ma voiture sur les routes dans la nuit, sans but. Je roulais roulais roulais encore. Je hurlais au volant, de douleur, de douleur morale. Parfois, je flirtais avec le Rhin. Je me souviens aussi de celui qui alors me donnait droit d'asile. Je me souviens des jours anciens. Aujourd'hui, je ne rentre jamais dans mon appartement qu'en pleine conscience. Je pose chaque geste lentement, en souveraine. Mon long manteau, mon étole souple coulent au sol. Je contemple la lumière. Je respire l'odeur ,que j'aime, menthe citronnée en hiver, pêche de vigne en été. Je remercie.