Une Robe
Une Robe, une Vie...
Oui, une robe, une vie, des vies, la Vie ! La robe, c’est une robe de mariée à la fin du 19e siècle (1898), en Alsace. La vie est celle de mon arrière-grand-mère maternelle, Berthe Elise Sophie. Les vies, ce sont toutes celles qui se sont tissées autour de la robe et à partir d’elle. Quant à la Vie…
En dépit de la mort
Berthe Gebs était née en 1869 à Rhinau. Mariée à 29 ans, elle mourut 13 ans plus tard (1911), donc à 42 ans, à Kuttolsheim où son mari était en poste. Lui, Emile Oberlé, instituteur, était veuf d’une première femme, épousée par amour, morte en couches après lui avoir déjà donné un enfant, Jules.
Ce deuxième mariage également fut pour lui un mariage amoureux. La robe est noire. Pourquoi ? Tout simplement parce que c’était la couleur des robes de mariées en ce lieu et en ce temps-là. Le noir est ici d’élégance et de fête, non pas de deuil, non pas de faute.
De son mariage avec Emile Oberlé, Berthe eut six enfants, trois filles et trois garçons. Elle éleva aussi Jules, qui se fit Frère des Ecoles chrétiennes, en religion Frère Ephrem, ce qui veut dire « Pays fertile ». Elle mit encore au monde une quatrième fille, mais mourut, comme la première épouse, en couches. L’enfant aussi décéda à l’accouchement. Il devait s’appeler Bénédicte. Le père maintint ce nom : « bénédiction ».
Travail de deuil
Il fit charger le corps de sa femme défunte sur une charrette de paysan et se rendit, marchant à côté, à Rhinau, pour l’enterrement. Il fit ainsi plus de 50 kilomètres, environ 10 heures à pied, en novembre, dans la plaine. Travail de deuil impressionnant.
Emile Oberlé mit une annonce dans le journal local. Il cherchait une épouse. Pas pour un mariage d’amour, du moins pas au sens où nous l’entendons aujourd’hui. Le contrat, c’était qu’elle devînt la mère des enfants.
Une femme se présenta, sévère mais bonne. Elle fut veuve au bout de sept ans. Son mari Emile Oberlé mourut d’un cancer du cerveau. Aucun soutien financier grâce à quelque Caisse sociale : ces aides n’étaient pas encore en place. Pas de grand héritage : l’instituteur ne gagnait pas beaucoup, il bouclait le mois en élevant des abeilles.
Alors, et ce ne fut pas rien, Jules, devenu Frère Ephrem, le fils de la première femme, remit à la veuve ce dont il avait hérité à la mort de sa mère. Avec cela, la femme put acheter une maison, ce qui permit à la fratrie d’avoir un toit. La veuve éleva seule les gamins qu’elle n’avait pas enfantés. Elle veilla à ce que chacun trouvât vraiment sa voie et menât sa formation correctement à terme, ce qui advint.
Par-delà les années, la vie, la vie, encore la Vie
J’avais 23-24 ans. J’étais alors dans un temps difficile de mon existence. Ma grand-mère me donna la robe de mariage de sa mère, la robe noire que vous voyez. J’en fus très émue, consciente de ce que cela voulait dire pour ma grand-mère, qui avait précieusement gardé cet habit.
J’enfilai le noble vêtement. Il était d’autant plus beau que très austère !
Je demeurai silencieuse, très impressionnée.
Un professionnel prit des photos dans son atelier. Il me mit dans les mains une rose rouge, morte, sur fond d’amours mortes, tandis que je portais la robe de mariée d’une morte, la robe de mariée d’une morte en couches.
Le photographe parvint à me faire sourire.
Or, dans mon parcours existentiel, par-delà bien des combats, c’est effectivement le sourire qui l’a emporté.
J’ai choisi : au lieu de continuer d’attendre que la vie en vienne à me sourire, j’ai décidé de lui sourire la première. Alors que je ne l’aimais pas, j’ai décidé de l’épouser. Je l’ai vraiment prise dans mes bras, embrassée, et pas du bout des lèvres. Je me suis mise à l’aimer.
Elle s’est faite bénédiction, Bénédicte.
Évelyne Frank