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25/10/2023

Aujourd'hui, en notre culture, la canne est détestée, des femmes surtout. Je la perçois comme un élément hautement symbolique. Phallique ? Certes. Mais avec mes contemporains, je la vois surtout comme un marqueur de l'âge. Nous avons tous en mémoire l'énigme que soumet le Sphinx à Oedipe, dans le mythe. Le jeune Toutankhamon aussi avait pourtant une canne, plus de cent cannes, et pas seulement d'apparat... Nous y pensons moins, nous le savons moins.

Je n'ai aucunement besoin de canne actuellement, mais le jour où, ne serait-ce que pour entorse, il me la faudra, le cas échéant, je ne pourrai ni la remplacer par mon parapluie pliable, ni aller me la procurer en pharmacie, ni en attendre la livraison. Je sais qu'il s'agit d'apprendre les réflexes de la marche avec canne quand on est encore en possession de tous ses moyens, psychiques surtout. Je pense un acte librement posé plus facile à vivre que contraint. Anticiper me permettra plus de sérénité. Qui plus est, je veux que la prothèse soit bijou. Pour tout cela, qui relève de l'apprivoisement de soi, j'ai besoin de temps "avant ".

J'en parle avec médecin et kinésithérapeute. Ils confirment, trouvent judicieux.

Première étape : internet ! Je commence par l'onglet « images » évidemment. C'est le temps de l'approche par le rêve, à la découverte des matériaux et des factures – avec arme par exemple !!! - des styles et des motifs pour le pommeau. Puis je parcours les rubriques : histoire de la canne ; mode, canne et dandy ; personnages célèbres avec canne, autrefois et aujourd'hui. J'en viens à repenser à ceux que je vis au long de mon existence avec une canne... 

Mon regard intérieur s'arrête sur un homme, de ma famille par mariage, y ayant apporté une mentalité tout à fait différente. Colosse entré superbe en l'âge, ex-pilote d'avion de chasse et conducteur de moto, il n'avait pas moins d'allure quand je le vis pour la première fois en appui sur une canne. Il était même fascinant de puissance autre, une puissance faite de sa force ancienne et d'une vulnérabilité nouvelle assumée, tranquillement assumée, souriante, sans commentaire aucun. 

Deuxième étape : pharmacie, pharmacie où l'on sait m'encourager en riant. La consultation des catalogues me fait évoluer dans mon projet, mais pas piler, malgré la tentation que j'en ai. Je réfléchis autrement à cause des prix ! Pommeau d'argent ? Non... J'y serais prête, dans ma volonté de passer de la prothèse au bijou, mais en cas de perte, l'embarras financier bloquerait mon travail de prise en compte – je ne puis dire d'acceptation - de l'âge. Le pommeau sera de résine. 

Troisième étape : je commande la canne et donc m'engage financièrement. Tout psychanalyste sait que les choses se jouent dans l'investissement financier. Me voici réticente à ce moment précis. A cause des sous ? Non. Je voulais pour la poignée une levrette douce, un âne rétif ou un cheval fougueux. Il y a bien un cheval, mais il a des oeillères... Quelle idée, de l'avoir ainsi entravé !

A-t-il ces oeillères parce qu'il est craintif ? Ou les oeillères le font-elles tout de colère ? Je le regarde encore. Il est quand même, sur l'image du catalogue, très beau, racé ! Les oeillères ne nuisent en rien. Je me risque. Ce sera lui ! 

Quatrième étape : Je vais le chercher. Waouh !!! Très fin, les oreilles couchées, ombrageux, il est magnifique ! Il m'est tout de suite sympathique. 

Pendant quelques secondes, je le regarde comme l'enfant adopte son compagnon en peluche : dans ce regard, le cheval devient mien. Le payer tout à l'heure n'est plus dépense. Ce sera rachat comme on parlait dans l'Antiquité du rachat des captifs. 

La canne doit rester en pharmacie pour ajustement à ma taille. Je donne donc les indications qui me paraissent nécessaires : parler au cheval avec douceur puisque ses oreilles couchées disent un affolement, lui donner un compagnon puisqu'un cheval seul dépérit. On me demande avec un sourire amusé s'il faut lui donner de l'avoine pour le repas du soir. 

Cinquième étape : Je marche pour la première fois dans la rue avec ma canne. Je suis comme toujours droite, ouverte, le regard rencontrant les autres. L'objet encore étranger m'embarrasse. Je lui trouve un port adapté, tête bêche à hauteur du genou, le fût longeant mon bras. Ma tenue - veste masculine, pantalons et cuissardes noires - facilite l'intégration de ce qui est devenu badine. Les hommes regardent beaucoup ma canne, sans rien d'étonné dans le regard, juste de l’intérêt. Dans les vitrines, mon image reflétée a un charme fou. 

Cela ne veut pas dire que c'est gagné, que j'ai intégré la canne et surtout ce qu'elle symbolise, mais c'est plutôt bien engagé.

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